La Mixtape #57



La mixtape est de retour après une pause salutaire. Cette compilation de mes coups de cœur récents ne sera plus mensuelle : être soumis à l'échéance devenait une gêne plus qu'une impulsion. Plus de temps, c'est plus de certitudes dans le choix des morceaux, et plus de confort dans l'écriture. Voici donc une nouvelle sélection, 8 chansons sur 43 minutes de musique, avec un fort accent 2016 dans cette sélection. Chausse ton casque ou allume tes enceintes, et laisse-toi guider.


1. Michael Kiwanuka - Cold Little Heart
Love & Hate (2016, Polydor)

Il y a quelque chose de grave et quelque chose d'ancien, une respiration, un soupir qui affleure, en écho, par-delà la pénombre originelle. Une forme émerge, sculptée par esquisses, esquissée par notes fragiles, doucement mais sûrement comme ce violoncelle qui se renforce, là derrière. Puis, au bout de deux minutes et demie, une naissance. Michael Kiwanuka est à la guitare. Tendre, puis fier avec des accents d'Hendrix sur cordes. On y est, en plein cœur du miracle, presque à mi-chemin et alors, sa voix de damné qui chavire. Bleeding / I'm bleeding / My cold little heart / Oh I can't stand myself. Cold Little Heart, ce tour de force de 10 minutes, ouvre Love & Hate, le second album de Michael Kiwanuka. Ce londonien né de parents ougandais, déjà acclamé pour son coup d'essai en 2012, revient épaulé par Danger Mouse (producteur des meilleurs albums de The Black Keys, Gorillaz, Gnarls Barley, Broken Bells...) pour faire éclater toute la sensibilité de sa soul en l'espace de dix morceaux variés, riches, vibrants et maîtrisés. Pour son premier single, Black Man in a Black World, il avait choisi un chant de labeur rythmé et fier, dans une année où les minorités noires ont souvent dû réaffirmer leur identité et leur place. Ce sont néanmoins les morceaux plus lents qui dégagent une vraie force, née d'une quête spirituelle ressentie comme plus authentique, plus sincère que chez la plupart de ses contemporains.

2. The Avalanches - Because I'm Me
Wildflower (2016, XL Recordings)

Leur premier et seul album les avait consacrés comme les rois du sample, comme des maestros du patchwork audio au goût rétro. C'était en 2000, c'était Since I Left You. Cet été, le groupe australien The Avalanches a fait son grand retour après seize années d'absence. Wildflower est le digne successeur de leur opus premier, encore une fois une fanfare de couleurs et d'énergie travaillée autour d'enregistrements superposés, déformés, collés ou cousus tous ensemble. Sur Because I'm Me, un jeune garçon chante à tue-tête ce qu'il entend sur son walkman, dans la rue et sans égards pour les passants autour. L'instru est un sample du hit R&B Want Ads que le trio de belles Honey Cone enregistra à Detroit pour le label Hot Wax en 1971. Pour rapper sur ce morceau d'histoire, The Avalanches invitent Sonny Cheeba et Geechi Suede, du duo Camp Lo, à propulser leurs rimes accrocheuses le temps de deux couplets. Leur rap effréné où les assonances claquent à chaque syllabe consacrent la voie prise par Wildflower, qui laisse une grande place à la musique originale et se démarque ainsi de Since I Left You.

3. Bob Dylan - To Ramona
Another Side of Bob Dylan (1964, Columbia)

Écoute bien, car c'est une valse. "Ramona / Come closer / Shut softly / Your watery eyes". Un-deux-trois. Robert Zimmerman te tient dans ses bras. Peut-être est-ce votre dernière danse. La chanson n'est pas lente, c'est simplement un poème. Écoute bien, Ramona, puisque Dylan te dit : "Your magnetic movements / Still captures the minutes I'm in". Tu l'as ensorcelé. Il chancelle, un-deux-trois. Il hésite, car toi-même tu vacilles. Ses allitérations attaquent à trois temps, il appuie dessus comme pour reprendre pied. Partir, ou rester ? Ce n'est pas le Dylan qui accuse, ce n'est pas le jeune homme qui chante les causes sociales, car l'on n'est pas sur The Times They Are A-Changing. Cet album, c'est Another Side of Bob Dylan. Huit mois plus tard, un autre visage, un autre type de flamme, un autre genre d'ardeur. Un-deux-trois, encore une autre fois, la guitare est toujours nue, la voix n'a pas changé mais l'harmonica retombe des lèvres sur une note pensive.

4. Kanye West - Famous
The Life of Pablo (2016, Roc-A-Fella / Def Jam Recordings)

L'un des faits d'armes qui a cimenté l'image d'extravagant narcissique qui sied si bien à Kanye West est son irruption sur scène pour interrompre un discours de Taylor Swift aux MTV Video Music Awards de 2009. Lui prenant le micro, il déclara que la récompense pour le meilleur album de l'année aurait dû être attribué à Beyoncé. Swift était récompensée pour l'immense succès de son album country Fearless. L'incident fut ultra-médiatisé et West estime, comme il le scande sur Famous qu'il a rendu célèbre celle qui ne s'était pas encore essayée à la pop music. Les signes de son égo démesuré se retrouvent aussi dans sa scénographie : pour sa tournée Saint Pablo, il se produit en lévitation sur une plateforme suspendue au-dessus de la fosse où s'agitent ses disciples. S'il est provocateur jusqu'à l'outrance, il faut bien reconnaître que Kanye est un fin utilisateur de la citation musicale. Ici il demande ici à Rihanna de reprendre des strophes de Do What You Gotta Do et, fait rare, effectue un sample de l'original, en rappel pour conclure la chanson sur la voix suave de l'immense Nina.

5. Bon Iver - 22 (OVER S∞∞N)
22, A Million (2016, Jagjaguwar)

Pour son troisième album, le minimaliste Justin Vernon s'est donné de grands moyens. Le succès de ses deux premiers opus lui a permis d'investir autour de son refuge d'Eaux Claires, en créant notamment un studio du nom d'April Base sur lequel règne désormais la Messina. Ce nom de sirène est celui de l'ingénieur Chris Messina, qui a trafiqué une alliance de matériel et de logiciel descendants du vocoder pour donner libre cours aux rêves harmoniques de Bon Iver. Alors que l'auto-tune pointait subtilement sur The Wolves, Act I & II de son très acoustique et For Emma, Forever Ago, aucune chanson n'échappe ici à des caresses numériques qui, à la première écoute, paraissent des transgressions. Sur 22 (OVER S∞∞N), qui ouvre l'album, on entend une voix immédiatement retraitée par ordinateur, et une note suspendue du début qui semble branchée sur courant alternatif. Les harmonies y possèdent cependant une magie propre à Bon Iver, un mélange de repos et de rêve bercé de douleur. Dans la lignée de 33 "GOD" ou 29 #Strafford APTS, c'est un bon portrait de ce nouvel album. On y trouvera aussi bien des élégies magistrales 8 (circle) où le maestro Vernon s'appuie sur son fidèle "Sad Sax of Shit" (le reste de son groupe) tandis que de pistes comme 715 - CR∑∑KS semblent tout bonnement indignes de l'album.

6. John Cale et Brian Eno - Spinning Away
Wrong Way Up (1990, Opal / Warner Bros)

Wrong Way Up n'est pas la première rencontre de John Cale et Brian Eno, mais une telle association pleine et entière reste un évènement inédit pour les deux avant-gardistes. Ces deux anglais bidouilleurs du rock, arpenteurs du monde musical, ces deux défricheurs dont les expérimentations respectives ont fait évoluer le genre et influencé tant d'artistes, sont toujours restés relativement dans l'ombre. A eux deux, cependant, ils ont travaillé avec U2, les Talking Heads, David Bowie ou Patti Smith, sans oublier que John Cale fit partie du Velvet Underground et Eno de Roxy Music. Leur carrière est déjà faite lorsqu'ils composent ensemble ces dix chansons étonnamment proches de la pop, aux guitares soigneusement pincées, aux percussions attentionnées, qui se place à la frontière entre musique électronique et rock progressif. Leurs harmonies n'ont pas le lyrisme des voix de leurs illustres collaborateurs, mais l'ensemble dégage un éclat solaire, sincère, optimiste comme sur Spinning Away, où Eno s'impose au chant tandis que Cale enregistre une ligne de basse baladeuse et des montées d'alto scintillantes. Le disque n'est pas novateur, mais contrairement à beaucoup d'albums du tournant des années 1990 il n'a pas pris une ride, preuve sans doute de sa modernité.

7. Hamilton Leithauser + Rostam - In A Black Out
I Had a Dream That You Were Mine (2016, Glassnote Records)

The Walkmen, cette bande de fauteurs de troubles qui ont marqué la résurgence rock new-yorkaise des années 2000, sont en hiatus depuis 2014. Trois des membres du groupe mènent leur carrière en solo, dont Hamilton Leithauser, celui qui se flinguait les cordes vocales sur ce fracas héroïque qu'est The Rat. Pour son nouvel album il s'est associé à Rostam Batmanglij, qui a quitté Vampire Weekend dont il était l'arrangeur aux doigts de fée, pour produire à tout va sous le nom de Rostam ("Batman" devait être pris). Au vu de leurs styles respectifs, l'alliance paraît singulière mais fonctionne : I Had A Dream That You Were Mine est un des bons albums de ce début d'automne. Les deux musiciens y prennent le micro, même si c'est Leithauser que l'on entend le plus, tantôt crooner tantôt punk à bout de souffle. "I use the same voice I always had", chante-t-il sur Sick Dog. Avec un rideau de cordes et des chœurs d'église, c'est un morceau en deux temps : d'abord ballade nocturne puis virée possédée, où Leithauser trouve encore un occasion de se perdre en évoquant des images révolues.

8. Karl Blau - Fallin' Rain
Introducing Karl Blau (2016, Bella Union)

A la façon dont les premières notes de Fallin' Rain s'égrènent timidement sur un sable d'or, on ressent une candeur et une fragilité d'innocence. Comme une brise tiède décoifferait un gosse en bord de mer, sous un crépuscule ocre et neige après une journée sèche. Prenant l'enfant au creux de ses bras, un adulte ramène sur son cœur l'insouciance. Dans ce battement régulier, dans cette poitrine, c'est de l'assurance, c'est de l'amour, et puis de la tristesse aussi. Une tristesse lasse, diffuse, consciente d'un monde qui ne cesse de sombrer. Les sens abreuvés de désespoir, voilà cet homme qui ne retient plus ses larmes : le monde l'a déçu. En reprenant une ballade country du rockeur Link Wray composée en 1971, Karl Blau a composé une mélodie d'une mélancolie obsédante. On retrouve avec lui Jim James (My Morning Jacket) et les chœurs lancinants de Laura Veirs pour ce qui est sans doute le sommet de cet album de reprises de chansons oubliées, héritées de la scène country de Nashville dans les années 60 et 70.