Alors que les Strokes s'apprêtent à sortir un nouvel album qui va certainement nous replonger en arrière, voici justement une nouvelle livraison de mixtape à remonter le temps puisque cette sélection date de la fin d'été 2018. Elle est chargée de pas mal de souvenirs comme mon obsession pour Night Shift qui a dû durer plusieurs mois, ou un voyage en Colombie avec les Avett Brothers en boucle dans l'avion entre Pereira et Carthagène, et Muerte en Hawaii au coin du feu à Ubaté. Merci les copains.

1. Brandi Carlile - Sugartooth
By the Way, I Forgive You (2018, Low Country Sound / Elektra)

Des vies et des personnages peuplent By the Way, I Forgive You, un recueil généreux sur le pardon paru en 2018. Brandi Carlile se souvient avec une tendresse amère de Sugartooth, garçon puis homme tourmenté par l'addiction, une existence tragique à tenter de sortir du mauvais chemin. Carlile détaille les errements, la détresse et surtout le regard de ces autres dont on s'éloigne irrémédiablement : "if you haven't been there you don't know the pain". D'abord calme, soucieuse de vérité, sa voix semble se charger d'un sanglot à mesure qu'elle se souvient de ce cœur d'or condamné dans l'Amérique des opiacées. Chavirant vers un vibrato immense, portée par un éclatant lever de batterie, elle fait décoller le morceau au troisième couplet, cognant chaque consonne comme pour conjurer le mauvais sort, venger la mémoire d'un type que la vie aura sans cesse vaincu. Pour By the Way, I Forgive You, Brandi Carlile s'est de nouveau associée avec les jumeaux Tim et Phil Hanseroth, collaborateurs de longue date et même "famille" puisqu'ils tournent tous ensemble avec leurs proches. L'album recèle de multiples trésors comme Mother, hommage à la maternité et à sa fille Evangeline ou The Joke, hymne vocalement majestueux aux enfants qui ne rentrent pas dans le moule. A trente-huit ans, la native de l'état de Washington est une figure incontournable de la scène folk américaine qui multiplie les projets. Elle vient de former avec Maren Morris, Amanda Shires et Natalie Hemby un supergroupe de battantes baptisé The Highwomen dont l'album éponyme est paru en septembre dernier.


2. The Decemberists - Annan Water
The Hazards of Love (2008, Capitol/Rough Trade)

Parsemé de tournures de vieil anglais, Annan Water nous plonge dans un concert d'instruments anciens où l'on croise un dulcimer, un orgue, une harpe et cette mandoline lumineuse, dont le grattement rythmé vient zébrer le sombre bourdonnement des prémices. Tout l'album The Hazards of Love développe un arc narratif inspiré du folklore écossais. Dans le premier morceau, Margaret se porte au secours d'un jeune faon blessé que se révèle être William, fils de la Reine de la Forêt. Elle tombe enceinte mais se fait enlever. Voici donc William devant la rivière Annan, réputée pour noyer ceux qui s'essaient à la traverser. Les cordes de toutes sortes se fracassent en un torrent gris, agité, menaçant qui recouvre la complainte du cavalier tant que durent les couplets. Seule la puissance d'une prière désespérée, a cappela, calme le tumulte d'Annan : ledit William y promet son âme en échange de son passage : "So calm your waves and slow the churn / You may have my precious bones on my return". Pour cet opéra folk qui était leur cinquième album, le chanteur et compositeur Colin Meloy a invité plusieurs amis artistes tels que Shara Nova de My Brightest Diamond ou Jim James de My Morning Jacket pour prêter leur voix aux personnages du conte.


3. Lucy Dacus - Night Shift
Historian (2018, Matador)

Ce sont de petites choses qui annoncent les grands séismes. D'une voix claire mais empruntée, Lucy Dacus raconte comme une anecdote le premier baiser d'après sa séparation. La basse intime, les cordes électriques graves, à la limite du sanglot, se retiennent. Peu à peu la parole se libère et l'ensemble gagne en assurance, comme une ballade. Que l'on ne s'y trompe pas, Night Shift n'est pas une simple breakup song. C'est un enterrement irrémédiable et cathartique, du genre à filer des frissons. La conclusion est déjà écrite : "You got a 9 to 5, so I’ll take the night shift / And I’ll never see you again if I can help it". Et les choses sérieuses commencent, avec cette rupture à la Creep, cette déchirure, le déluge, le paysage qui s’effondre version épilogue de Fight Club pendant que Lucy continue d’une voix égale, stoïque et sans fissure alors tout est en train de déborder derrière. La fin du premier refrain te laisse béat d'être encore en place pendant qu’elle fredonne dans les aigus sur la crête des décombres. Rien n’a cessé quand viennent encore une poignée de mesures immenses mais tassées au forceps. C’est trop, Dacus lâche prise et s’élance sur le tremplin sublime de ce deuxième refrain : "You got a 9 to 5 so I’ll take the NIIIIGHT SHIIIIFT" deux mots détachés à la hache, deux syllabes fracassant les murs, qui agrippent le coeur et font trembler le corps. Un miracle d’amour et d’espérance enfin libérés. Lucy Dacus est née en 1995, a 2 albums a son compteur, et incarne le meilleur du rock de ces dernières années. Un trésor à chérir.


4. Hot Chip - Atomic Bomb (reprise de William Onyeabor)
What?! (2014, Luaka Bop)

What ?! est un album de reprises de morceaux de William Onyeabor, publié en 2014 par Luaka Bop, le label de David Byrne. Plusieurs pointures (Byrne, Hot Chip, Damon Albarn...) s'emparent des morceaux de cet énigmatique as du synthé nigérian, reclus depuis le mitan des années 1980 et qui n'avait rien demandé à personne. Certains le disent revenu à la religion, d'autres le prétendent devenu chef de village ou entrepreneur dans son pays natal. Ce qui est certain, c'est que de 1977 et 1985 Onyeabor autoproduit neuf albums de synthé afrobeat dont la créativité continue de fasciner les DJ modernes. Puis il s'arrête et personne ne sait vraiment pourquoi. Décédé en janvier 2017, son parcours reste un mystère obscurci par un entrelacs de rumeurs - diplômé d'Oxford ? connexions russes ? En tous cas, Hot Chip s'est régalé à revisiter Atomic Bomb, titre au long cours qui gagne ici en relief et en couleurs. Les anglais changent le tic tac de la minuterie en une myriade de clapotis fugaces, mettant devant l'exubérant synthé cet obsédant pizzicato protéiforme. Seule la basse semble sérieuse et appliquée tandis que la voix intime d'Alexis Taylor et ses chœurs achèvent de donner à l'ensemble une désarmante impression de facilité.


5. The Avett Brothers - If It's the Beaches
The Gleam EP (2006, Ramseur Records)

Peu de chansons frappent si vite au coeur. If It’s The Beaches accorde une poignée de mesures. Puis la tristesse, immense et immédiate, le remords irrémédiable d’une voix qui implore : "Don’t say it’s over". La guitare bancale égrène des pincements vulnérables, déjà défaits. On comprend qu’il est trop tard : chaque regard en arrière ramène à la faute commise. Les "If I could go back" n’amènent jamais rien de bon. Pour achever de se faire mal, il se repasse un message d’elle sur son répondeur, un de ceux qu’il a gardés. Puis c’est le vide. Les cordes sont mécaniques, dans le vague. La complainte revient. Soudain, comme une éclosion d’espoir, ou de désillusions, il se met à promettre, à promettre comme on lache prise, à promettre parce que c'est vraiment fini et qu'il n'y aura pas de retour en arrière. Les Avett Brothers viennent de Caroline du Nord. Ils sont deux frères, Scott et Seth Avett, qui jouent ensemble depuis tout gamins, avec Bob Crawford à la basse et Joe Kwon au violoncelle. Leur musique se colore des teintes de la country et du bluegrass, de la folk, aussi, pour peindre tantôt des ballades lancinantes, tantôt des célébrations d'amitié ou d'amour qui se finissent au banjo et en tapant du pied sur les planches. Pour l'anecdote, un de leurs plus grands fan est Judd Apatow, qui leur a consacré un docu en 2018. Le film s'appelle May It Last. On l'espère aussi.


6. Saint Etienne - Dive
Home Counties (2017, Heavenly)

"Musiciens avec 25 ans d'expérience !" vante l'un des faux stickers multicolores collés sur la pochette de Home Counties, le neuvième album des increvables anglais de Saint Etienne. Le trio de Croydon s'est fait une place dans les clubs du Royaume Uni avec un son pop dansant à l'aube des années 1990. Oui, leur nom fait bien référence à l'ASSE, et l'intro de Foxbase Alpha (1991), leur premier album, est un extrait radiophonique en français en direct des tribunes. Jamais passés de mode, ils remettent le couvert avec 19 titres délicieux, dont Dive, qui nous prend par la main et d'une foulée pressée nous rapproche de la piste. Les hi-hats s'embrasent déjà, il n'y a pas de temps à perdre. Plus vite ! Les percus doublent le rythme et nous voici lancés en fanfare. Illuminée par des scintillements d'argent, Sarah Cracknell glisse sa main sur le micro et, de sa voix caramel, enrobe sensuellement ces prémices de folie. Ses accents sucrés se prélassent à contretemps, nous susurrant le souvenir de bien des divas discos. Les eighties sont en plein bourre. Le refrain claque par saccades chaloupées, des éclairs spatiaux zèbrent l'espace, des trompettes jazzy crépitent au-dessus d'une basse vermeil. C'est un plongeon dans une fontaine de jouvence, dont ou ressort la tête haute et les hanches en tourbillon.


7. Lomepal - Club
Flip - Edition deluxe (2017, Pineale Prod)

Quand j'ai fait écouter Club à mon frangin - qui s'y connait plus que moi - sa principale conclusion a été : "non mais Lomepal il faut qu'il arrête de parler de sa queue !". Club c'est l'histoire d'un mec arraché sur un dancefloor de boite, coincé hors du temps dans ce purgatoire, comme le Génie dans sa lampe. Le temps n'a plus de sens, autant le consacrer à la danse et à la drague. Tout le morceau tient sur un motif de basse aussi implacable qu'un stroboscope et un Lomepal qui décrit sans complaisance la parade. Antoine Valentinelli n'a pas pour habitude d'être tendre avec lui-même, comme en attestent la pochette de Flip et ses textes. Celui qui se décrit comme "un type banal, pétri de doutes, issu de la petite classe moyenne, avec un père absent, une mère sans travail" ne construit pas son mythe au travers de ses morceaux, à l'inverse de la plupart des rappeurs. Il a enregistré les voix de Flip dans la chambre d'enfant de l'appart HLM familial où il a vécu depuis ses 3 ans avec sa mère et ses soeurs. Il faut croire que les rappeurs angoissés n'ont pas moins d'attrait que les autres puisque Lomepal est devenu un phénomène dès son premier album et a chauffé Bercy à 1000° en novembre, deux soirs de suite.


8. Dr. Danny - Fly Me Back in Time
Lay It On Me Straight (2017, autoproduit)

Originaire de Long Island, Danny Ayala est un pote des frères Brian et Michael D’Addario du groupe psych-rock The Lemon Twigs, qu'il a accompagnés depuis tout jeune aux claviers et à la basse. Il s'est lancé en solo en 2017 sous le pseudonyme de Dr. Danny. Lay It On Me Straight était son premier EP de 4 titres. Fly Me Back in Time est un curieux mélange d'univers, des synthés cosmiques d'ascendance floydienne à l'acoustique attaque pop de ce refrain rayonnant qu'on dirait sorti tout droit des cahiers des Beatles. Ce "Bubblegum, told you / Promiscuous girls going past my high school" est répété ad lib, avant que le synthé monte en vrille de manière incontrôlée. Ayala fait preuve d'un sacré talent de compositeur puisque le morceau semble être un collage de deux chansons différentes, mais il fonctionne sans autres fioritures. Ces quelques mesures fleurent bon les premiers jours de l'été, quand le souffle léger du vent relève les cheveux des filles à la sortie du lycée. Un passé récent pour le bonhomme qui n'a que 19 ans à la sortie de l'EP.


9. Calle 13 - Muerte en Hawaii
Entren Los Que Quieran (2010, Sony Latin)

Sorti en 2012, Entran Los Que Quieran présente une immense palette de rythmes, de trouvailles, de sursauts, de personnages et d'influences tout en gardant l'ADN festif, rebelle et poétique qui a fait de Calle 13 l'un des groupes les plus influents d'amérique latine. Muerte en Hawaii se niche donc au cœur d'un album pléthorique et politique, comme un coquillage rare à l'abri du sable chaud. Ici, pas de sorties polémiques. Un ukulélé nous emmène en ballade sur la plage dans un farniente caribéen qui glisse dans les oreilles comme le soleil caresse la peau. Au micro, Residente joue l'amant bravache qui se la raconte, se comparant à Beethoven ou Garcia Marques pour impressionner une nana dont il est raide dingue. Il y a du théâtre dans cette vantardise débridée, il y a de la poésie dans cette fanfaronnerie espiègle et les mots roulent si bien sur la langue qu'on a envie de les apprendre par cœur et de les écouter à l'infini. Comme un rêve qui se termine à la sonnerie du réveil, un coup de feu désinvolte met fin à la ballade et il ne reste que les mouettes et le bruit de l'écume. C'était trop beau pour être vrai. Calle 13 est un duo portoricain formé par Residente (Rene Perez Joglar) et Visitante (Eduardo José Cabra Martinez) au milieu des années 2000. Ils se font remarquer très tôt avec le pamphlet politique Querido FBI qui dénonce l'assassinat d'un activiste révolutionnaire porto-ricain, mais aussi par des tubes reggaeton irrésistibles comme Atrevete-Te-Te. Capables de faire danser toute l'Amérique latine sur des paroles aussi obscènes qu'astucieuses, les deux rappeurs ont vite dépassé l'étiquette reggaeton : ils font cohabiter des thèmes tels que l'immigration, la corruption ou l'identité porto-ricaine avec la drague, les vannes et la fiesta dans des textes acérés, peu importe que le sujet soit grave ou léger.


Le temps est déraisonnable. Certaines heures sont des éternités d'attente mais il peut suffire d'un instant pour illuminer des jours entiers. Souvent, ces instants-là sont remplis d'une suite de notes, d'un paquet brut d'émotions inattendues ou, au contraire, d'un feu connu et retrouvé avec joie. Il en va de même de la vie des groupes. L'ivresse de la création peut bercer des années entières ou se consumer en quelques mois. Cette sélection comprend surtout des titres issus d'albums confirmés, riches, différents. Slow Club écrit à la fin de son aventure, Car Seat Headrest revient sur ses pas, les Talking Heads sont en route vers la consécration. Le tout est encadré par deux premiers albums, pas moins méritants. Bonne écoute !

Lien Spotify pour ceux qui ont (sans la chanson 3, introuvable)

1. S.C.U.M. - Whitechapel
Again Into Eyes (2011, Mute)

Sur Whitechapel, Thomas Cohen étire son chant sombre noyé de reverb sur les faisceaux scintillants du Moog de Samuel Kilcoyneaux, qui abuse lui aussi des échos de cathédrale. On imagine le groupe dans la pénombre d'une nef, éclairé tout en contraste par des rayons d'argent qui crèvent le ciel d'Albion. Après ces prémices aériens, le morceaux tournoie lentement vers son ancrage post-punk, lorsque le punch de la batteuse Melissa Rigby vient frapper la cadence. Pour l'anecdote, S.C.U.M. signifie Society for Cutting Up Men Manifesto, une référence ironique au titre du pamphlet féministe dans lequel Valérie Solanas prône l'éradication du sexe mâle. Les cinq étudiant en art de ce quintet londoniens étaient tous des mecs avant de virer leur batteur précédent. Ils avaient dix-sept ans lorsqu'ils ont fait leurs premières armes en live, en 2008 dans les clubs de l'East London, habillés de noir et portant des crucifix autour du cou. En 2011, avec un peu plus de bouteille et un peu moins de velléités d'avant-garde, leur premier album Again Into Eyes a eu les faveurs de toute la presse anglo-saxonne tant ils recelait de promesses. Hélas, les singles Amber Hands et Whitechapel resteront à jamais solitaires puisque les membres de S.C.U.M. se quittent en 2013 pour poursuivre des projets personnels.

2. Slow Club - In Waves
One Day All of This Won't Matter Anymore (2016, Moshi Moshi Records)

Difficile de dire si In Waves relate l'état d'esprit de Slow Club lorsqu'ils enregistrent ce qui sera leur dernier album. Après 10 ans d'une relation commencée à Sheffield en 2006, Rebecca Taylor et Charles Watson se sépareront peu après sa sortie, à la suite de leur dernière tournée anglaise à l'hiver 2016. Ce 5e album, intitulé One Day All of This Won't Matter Anymore, enregistré avec Matthew E. White, dégage un son plus calme et plus country que leurs disques précédents, qui exploraient un spectre allant de la pop au rock à guitares. Malgré l'aboutissement de l'album, le sentiment d'impasse créative et de stagnation eut raison de leur partenariat musical. In Waves, cependant, est un témoignage juste et vibrant de l'insidieuse agonie des jours qui se consument, cette sensation de n'aller nulle part et de n'avoir pas plus d'espoir d'être heureux demain que la veille. Dans cette grisaille rampante, pourtant, certains réveils sont splendides, certaines soirées sont furieuses d'une ivresse entière, d'une énergie invincible qui embrase le corps et l'âme. Non seulement le texte de Slow Club saisit avec une acuité poignante ces sentiments mais Rebecca Taylor en sublime la vérité lorsqu'elle fait valser de vie les voyelles du refrain : Days spent waiting in my living grave / Then turning up at parties like a hurricane / But it comes in waves. On entend même dans ses accents brisés la détresse de ne pouvoir capturer cette plénitude passagère, nourricière, qui s'en va échouer sur le rivage, dont seule l'écume reflue.

3. Jarvis Cocker - Baby's Coming Back To Me
Jarvis (2006, Rough Trade)

Tout va bien, car Elle est revenue. L’Univers, dès lors, n’est que paix, joie et bienveillance. Jarvis Cocker, incrédule comblé, évoque le fantasme de ces retrouvailles : Now she's come back to hold my hand / And we go walkin’ / And the years have all melted away. Tout le bruit du monde s’est retiré et l’on n’entend plus qu’un ballet délicat entre cette contrebasse pincée et des gouttes de xylophone qui se frôlent, reviennent, s’effleurent timidement. Chaque note respire dans le souffle de l’autre. Chaque pas se pose dans l’ombre du précédent. En 2006 le fantasque leader du groupe britannique Pulp fait paraître son premier album solo, signé simplement Jarvis. C’est le même type qui a composé les tubes les plus dingues des années britpop (on ne se demande plus « Blur ou Oasis ? » quand on a entendu Common People). C’est toujours cette même silhouette désaxée en costume de tweed derrière ses lunettes carrées, qui n’a jamais su quoi faire de ses mains pendantes, non mais regardez-les. Eh bien Jarvis a écrit ce Baby’s Coming Back to Me pour l’album de Nancy Sinatra en 2004 mais a décidé de le reprendre lui-même pour en faire du bonheur diffus, un élixir de paix à vaporiser en aérosol. Ecoutez-moi ce xylophone retomber en pluie. Une vraie drogue.

4. Langhorne Slim - Zombie
Lost at Last, Vol. 1 (2017, Dualtone)

C'est le coup classique. Le truc qui peut arriver à tout le monde. Tu trouves une fille magnifique, adorable, vous avez plein de choses en commun, une vraie complicité. Rien que de penser à elle tu te retrouves avec un sourire béat, à attendre impatiemment votre prochain rendez-vous nocturne. Enfin, tout de même, un doute. Il pleut des cordes et elle n'a pas froid. Ses lèvres sont glacées. Elle lit des bouquins sur le cerveau humain. Mais bon sang mais mais... c'est une zombie ! La da da la da da / La da da la da da / She's a zombie. Avec ses malicieux accents de comptine, sa chorale qui reprend en chœur la révélation du refrain, Zombie est est un chef d’œuvre d'humour absurde que l'on se prend à fredonner à tue-tête. L'américain Langhorne Slim nous conte son aventure sur un ton parfaitement enjoué et absolument désarmant. La chanson fait partie d'un éventail de ballades country faciles et joyeuses qui peuplent la majorité de Lost At Last, Vol. 1, son 5e album essentiellement consacré à chérir ce que la vie nous offre. Sur Life is Confusing, le natif de Pennsylvanie chante Can we be happy for a while / Can we just sit here, shut up and smile, sur Ocean City il se souvient des étés à la fête foraine, avec des compositions chatoyantes où des touches de tambourin et d'harmonica achèvent de faire pétiller les arpèges solaires de sa guitare folk. Un album idéal pour retrouver la pêche.

5. DeWolff - Tired of Loving You
Roux-Ga-Roux (2016, Electrosaurus Records)

Le trio néerlandias DeWolff est né en 2007 avec l'association des frères Pablo et Luka van de Poel et de l'organiste Robin Piso. Ce trio aussi prodigue en live que prolifique en studio a sorti son premier EP en 2008 avant de signer 7 albums studio supplémentaires. Roux-Ga-Roux est leur 5e album, une échappée au coeur du blues rocks de la fin des sixties, début des seventies. DeWolff semble d'aileurs avoir mis un point d'honner à l'enregistrer entièremenet avec des techniques analogiques de l'époque. Les instrumentations ne comportent pas de basse, mais ce fameux orgue Hammond, omniprésent, qui rappelle Deep Purple et les Doors dans un paysage sonique aux créations audacieuses, traversé de vibrantes bourrasques électriques et de choeurs fiers. Les pistes s'enchainent et s'étirent souvent vers ou au-delà des cinq minutes, avec des pépites comme Sugar Moon ou What's the Measure of a Man ? Le sommet de ce Roux-Ga-Roux reste néanmoins Tired of Loving You, véritable vagabondage psychédélique en plusieurs tableaux qui dans ses meilleurs moments rappelle les voyages embrumés des Pink Floyd. Juste avant les trois minutes, la guitare de Pablo s'éprend soudain d'une irrépressible envie d'ailleurs, se sépare lentement de ses fripes sages et entame une combustion forcenée qui se termine dans un solo frénétique. L'orgue déboule alors en relais pour conclure ce crescendo progressif d'un feu d'artifice tapageur. Un régal de rock jouissif à mettre dans toutes les oreilles.

6. Hurray For The Riff Raff - Pa'lante
The Navigator (2017, ATO)

C'est seule au piano qu'Alynda Segarra clôt The Navigator, de sa voix perçante, encore en proie au doute. Ce 6e album est un voyage aux côtés d'une jeune fille qui cherche sa voie en Amérique, une jeune fille qui rappelle par bien des traits la chanteuse d'Hurray for the Riff Raff qui a grandi au sein de la communauté portoricaine du Bronx. Segarra leur rend hommage en même temps qu'elle leur offre un hymne de résistance. Pa'lante est un mot magique, un mantra historique, un symbole de lutte. C'était le nom d'un journal des Young Lords, un groupe de défense des droits des portoricains dans les dans les années 1960. Lorsque surgit la voix du poète Pedro Pietri qui déclame son Puerto Rican Obituary, la foi inébranlable en des lendemains meilleurs de ce "Pa'lante" fait résonner dans la voix de Segarra la fierté de cet héritage. Dans le quatrième acte du morceau, elle convoque les personnages de Pietri mais aussi des figures féminines comme la poétesse Julia de Burgos l'activiste LGBT Sylvia Rivera, qui participa aux émeutes de Stonewall en 1969, un des premiers évènements du militantisme gay, lesbien et transgenre aux Etats-Unis. Alors que le piano s'enhardit, Segarra scande chaque mot comme s'il était inscrit dans sa chair, jette chaque lettre de son identité avec une passion qui déborde des syllabes.

7. Car Seat Headrest - Beach Life-in-Death
Twin Fantasy (Face to Face) (2018, Matador)

Nous sommes en 2011, Car Seat Headrest c’est toujours Will Toledo seul dans sa chambre qui compose des démos par albums entiers, livrés brut sur Bandcamp. Twin Fantasy, son 6e album, est une phénoménale collection de titres à fleur de peau. Quelques pistes de guitares rèches superposées sont la seule escorte d’un trésor émotionnel majeur, de morceaux autobiographiques dessinés au canif. C’est déjà monstrueux. Or, en 2015, Matador fait le plus beau coup de la décennie et signe Car Seat Headrest, qui va pouvoir décupler ses forces tel un ado gorgé de P'tit Vittel. Toledo leur offre le dyptique Teens of Style puis Teens of Denial, 2 opus excellentissimes, avant de revenir vers Twin Fantasy. Avec tout son gang désormais rompu au live, il réenregistre l’album, enrichissant les chansons pour 1h11 d’orgie sonique qui finissent par sortir en février 2018. Beach Life-in-Death c’est 13 minutes en plusieurs actes, à bout de souffle, de l’amour fou à se jeter sous un train, un coming out en actes manqués, Will et sa paranoïa distraite, ses pulsions maladives, son autodérision décapante, désespérée et truffée de références aux petites choses de la vie. Beach Life-in-Death c’est un mode de vie, une mêlée crissante de guitare distordues, et puis une quasi-ballade monotone, en fait non revoilà le grattement frénétique noyé de fuzz qui t’emporte, te soulève, tu reprends ton souffle à la surface pour gueuler "I DON’T WANT TO HAVE SCHIZOPHRENIA" dans un fracas frénétique, un bordel généralisé porté par Andrew Katz aux percus qui s’escrime comme un dingue - le type porte un bandeau à la Agassi tellement il ruisselle. On n’en sort plus de ces appels-contre-appels fiévreux, de ces percées suraiguës qui cisaillent les tympans et on a envie de tout lâcher, de se laisser noyer de vitesse, on finira bien par être recraché par la tempête, par échouer là-bas sur la plage grise, le visage vanné mais vivant, la joue contre le sable, sans armure, reconnaissant.

8. Talking Heads - Heaven
Fear of Music (1979, Sire Records)

David Byrne et le batteur Chris Frantz se rencontrent au début des années 1970 à la Rhode Island School of Design. Débarqués à New York, ils persuadent la la copine de Frantz, Tina Weymouth, de se mettre à la basse, et recrutent Jerry Harrison, ex-Modern Lover comme clavier et 2e guitare. Les Talking Heads donnent leur premier concert au C.B.G.B.’s, en ouverture des Ramones. Il y a pire comme débuts. Fast-forward en 1979, Fear of Music est leur 3e album en 3 ans. Ils n’ont peur que d’une chose : avoir du succès. Ils remettent donc le couvert pour des expérimentations rythmiques cinglées mais brillantes, incorporent à leurs racines disco leurs premières influences funk et africaines sous la houlette du sorcier Brian Eno, rappelé pour la seconde de leurs trois brillantes collaborations. Musicalement, leurs compositions désorientent ; cet intellectualisme agité est leur marque de fabrique. David Byrne s’évertue à détailler ses obscures angoisses sur des compositions oppressantes (Memories Can’t Wait, Drugs) ou au contraire, hargneuses et exaltées (I Zimbra, Cities). Au milieu de cette procession rythmique étouffante, Heaven est un étincelant répit mélodieux dans lequel Byrne lâche des couplets caustiques sur le Paradis, un bar où tout le monde veut atterrir mais où l’on s’emmerde sévère. Il geint ses refrains plutôt qu’il ne les chante, gargouille des onomatopées, bref s’attelle à ne pas rendre son morceau trop plaisant, faudrait pas qu’il ait du succès. Il n’empêche que les accords de guitare lustrés et la basse soyeuse donnent à Heaven des vertus célestes malgré ce sabotage volontaire.

9. L'Impératrice - Masques
Matahari (2018, microqlima)

L'impératrice est depuis des années l'un des meilleurs groupes francophones en activité : leur son est dansant en diable, leur énergie fait de chaque live une fête jouissive. Depuis leurs débuts dans les caves parisiennes, le groupe d'Hagni Gwon et Charles de Boisseguin a toujours eu des compositions luxuriantes aux frontières du funk et de l’électro, où le groove est en mode majeur, où basse régale généreusement. Leurs pérégrinations de Cracki Records à microqlima nous ont fait attendre 2018 pour avoir un album, mais les nombreux EP à la production léchée ont sur entretenir l'attente. Avec l'arrivée de Flore Benguigui en 2015 et la sortie de Matahari en 2018, leur son d'album se recentre vers une disco-pop française chantée qui devient leur signature, confinant la fiesta débridée des débuts à des envolées instrumentales restées irréductibles. Sur Masques, Flore prend sa plus tendre voix d'ingénue et d'une caresse légère réchauffe de romance cette composition qu'un violon mystérieux entrainait dans une brume de vieux polar noir et blanc. Son souffle sucré, ses murmures secrets dominent une basse apprivoisée et charment le creux de notre oreille. Déjà pourtant les cordes s'égrènent tout en délicatesse et sa présence s'évanouit comme une impression fugace, une songe plaisant dont on se demande si on l'a vraiment vécu.

Photo d'en-tête par unsplash-logoDan Meyers

Lorsque j’ai exhumé cette sélection qui date de 2017 (vache !) j’ai essayé de me remémorer dans quel état d’esprit j’étais à l’époque de sa constitution ; les raisons qui me faisaient aimer une chanson à l’époque sont-elles les mêmes qu’aujourd’hui ? Les morceaux, les paroles ont-ils pris un tour différent ? En fin de compte c’est surtout d’avoir vu certains artistes en live qui a laissé une trace, Big Thief notamment. En regardant dans le rétro je me dis aussi qu’il y a pas mal d’airs plutôt tristes dans la liste... J’allais m’en excuser, mais non, en vérité ça fait partie de leur éclat et c’est comme ça, un peu comme le chantait Lykke Li sur Wounded Rhymes : "Sadness is a blessing / sadness is a curse / sadness is my boyfriend / oh sadness I’m your girl".

Lien Spotify pour ceux qui ont (attention, la version de Lady Bug diffère)

1. Alex Cameron - Stranger's Kiss (duet with Angel Olsen)
Forced Witness (2017, Secretly Canadian)

Alex Cameron se présente comme un crooner raté, un showman gênant, jamais avare de déclarations prétentieuses sur sa capacité à casser la baraque. Il faut reconnaitre que les chroniques de son personnage romantique décalé sont attendrissantes en diable et ses paroles savoureuses à souhait. Forced Witness est un 2e album imprégné de frasques synthétiques grandioses, de percussions kitsch et bien entendu du saxophone de Roy Molloy, inséparable acolyte et "business partner" de Cameron. Par ailleurs au chapitre des potes, on ressent et entend sur plusieurs chansons (Runnin' Outta Luck, Politics of Love) la complicité avec Brandon Flowers, chanteur des Killers pour lesquels Cameron a écrit quelques morceaux. Stranger's Kiss est un duo flamboyant avec l'envoutante Angel Olsen, un sommet de désir tout en bas dans la dèche, entre deux corps qui ne veulent plus se quitter : In my dreams I miss you / And I wake up to reality's bliss / All I ever wanted and all I ever needed was right here / In a stranger's kiss. Ce refrain propulsé par des toms chaleureux et la lueur cathodique d'un clavier définitif laisse place à un Roy Molloy en majesté sur un solo bien senti. En tournée c'est la non moins épatante Holiday Sidewinder (quel nom !) qui donne la réplique à Cameron & Molloy ; lorsqu’elle attaque le couplet de sa voix de braise on ne manque jamais d’entendre en écho des éclats admiratifs.

2. Arcade Fire - We Don't Deserve Love
Everything Now (2017, Sonovox)

Au milieu du naufrage fumeux qu’est le cinquième album d’Arcade Fire, deux chansons seulement surnagent : Everything Now et We Don’t Deserve Love. La première est le single de tête, un tourbillon coloré construit sur le rythme de « The Coffee Cola Song » du camerounais Francis Bebey. La seconde, moins accessible, est un trésor mélancolique qui emporte la fin de l’album dans sa contagieuse lassitude. Win Butler égrène les couplets d’ouverture sur une route nocturne, cheminant vers un refrain où Régine Chassagne le relaie pour peindre un couple qui se consume. Au milieu de ses parents qui se déchirent, un enfant sans recul se demande s’il est digne d’amour. Arcade Fire renoue sans fioritures avec les thèmes du cocon familial (tout l’album Funeral) et de la foi (Neon Bible, en particulier Intervention) avec un refrain porté par un bref chapelet de percussions éclatantes, de chœurs clairs et toujours le violon lancinant de Sarah Neufeld, compagne de la première heure. La vacuité revendicative du reste de l’album semble être un mauvais souvenir tant We Don’t Deserve Love est une évocation magique et précieuse qui nous embarque en quelques strophes dans une tranche de vie poignante, un sursaut d’amour où les mots sont soufflés comme pour entretenir une flamme qui se meurt.

3. Angelic Milk - Rebel Black
Teenage Movie Soundtrack EP (2016, PNKSLM)

Too lo-fi to live, too gothpop to die : angelic milk (sans majuscules parce que ça porte la poisse) dégage une spontanéité absolument excitante qui prend la forme de morceaux courts, directs et francs. Reprenant les codes gothiques qui siéent à merveille aux tourments de l'adolescence, Sarah Persona et son clan ont le grunge en bandoulière et le maquillage qui dégouline. On la retrouve tantôt princesse, tantôt poupée trash, diadème au front de ses cheveux d'or, parée de dentelles roses mais armée d'une guitare et d'une fougue narquoise. En concert, le nom du groupe est placardé en police Halloween. Il faut bien ça pour secouer un public russe habitué à considérer toute musique domestique comme intrinsèquement moisie. La petite scène do-it yourself de Saint Brooklynsburg se serre les coudes pour s'autoproduire et attirer quelques autochtones à leurs concerts, de caves en garages en attendant l'été. Sur Rebel Black, angelic milk se rêve en fugueuse à la tombée du jour, icône dramatique fuyant une existence morose, cheveux au vents sur le siège passager. Contrastes et excès font la fraicheur du morceau. Une voix douce, empreinte d'innocence et quelques aigus perlés au xylophone semblent poursuivis par des percussions martiales et austères. Après un refrain à couvert, le raclement jouissif d'une guitare débridée corrompt ce ton ingénu. L'ensemble figure bien la révolte adolescente, où toute étincelle de désir se teinte de violence et de noirceur.

4. Tindersticks - Here
The Smooth Sounds of Tindersticks (1995, Sub Pop)

Here est une ballade austère du groupe Pavement écrite par Scott Kannberg et Steven Malkmus dès 1990. Ils y évoquent la recherche de sens, la vacuité des efforts déçus, la tendance à tromper la souffrance par des distractions futiles. Les anglais de Tindersticks surpassent l'originale en 1995 sur un vinyle 2 titres appelé The Smooth Sounds of Tindersticks, pressé par Subpop à 3000 exemplaires et passé presque inaperçu. Le groupe originaire de Nottingham, toujours actif, a depuis construit une discographie exemplaire en une douzaine d'albums et de multiples collaborations avec la réalisatrice Claire Denis. Here apparaît sur plusieurs compilations de raretés des années 1990, dont Donkeys, qui m'a permis d'entendre cette reprise plus de vingt ans plus tard. Come join us in a prayer / We'll be waiting, waiting where / Everything's ending here : Tindersticks, c'est avant tout le baryton de Stuart Staples, ici d'une monocorde beauté pour réciter cette complainte sublime et fataliste. On entendrait presque Leonard Cohen chantant une quasi-messe d'adieu où l'on perçoit un xylophone errer derrière le voile épais des claviers et violons lancinants. Malgré l'immense noirceur du morceau, Tinderstick parvient à irradier une sorte de confort qui rend cette tristesse presque berçante, chaleureuse.

5. Big Thief - Shark Smile
Capacity (2017, Saddle Creek)

Shark Smile, quatre minutes, 240 secondes, autant de frissons. Frissons de plaisir, d'être libre, lancées à pleine balle à travers la clarté torride du sud de Des Moines. Frissons sensuels, de ce long baiser cueilli au-dessus du frein à main. Frissons d'horreur, du souvenir du métal hurlant qui se tord, de cette main qui se tend vers le garde-fou comme s'il pouvait tout sauver. "Oooh, the guard rail. Oooh, the guard rail". Elle est stupéfiante cette douceur, cette légèreté dans la voix avec laquelle Adrienne Lenker conte ce crash qui efface une âme dans un fracas torturé. Il est trop tard lorsque l'on finit par comprendre pourquoi ces accords de guitare en dérapage dévient dans les aigus. On comprend enfin le présage des premières mesures, crissements effrénés, déplaisants. Mais ce sont eux, sur ces premières notes qui annoncent Shark Smile dans les salles de concert, et chacun connaît le début à la douceur de miel, et la fin au goût de sang. Il faut voir Big Thief, ce miracle d'émotions infinies retenues à l'intérieur d'Adrienne, qui parfois ne peut pas, ne sait pas comment affronter ses propres chansons. Trop d'émotions. Ce fut le cas en mai au Trabendo, avec son groupe derrière elle qui sait combien elle tremble et l'étreint de regards invisibles. C'est le cas à chaque concert lorsqu'elle libère ce qui la dévore, que sa voix devient noire, rauque, effrayante. Des frissons.

6. Greta Van Fleet - Safari Song
Black Smoke Rising EP (2017, Republic)

Black Smoke Rising est un EP de 4 titres sorti en mars 2017 par quatre gars du Michigan, dont trois sont frères et deux jumeaux. A propos de gémellité, ceux qui connaissent un minimum leurs classiques du rock à papa n'ont pas besoin de plus de quelques mesures pour penser à Led Zeppelin, l'un des groupes fondateurs du hard rock / blues rock des seventies. La première écoute est rafraichissante tant le son du mythique groupe anglais est passé de mode aujourd'hui, mais Greta Van Fleet reprend la recette de Led Zep' sur tous les tableaux, à l'excès selon ses détracteurs. La voix et les accents de Josh Kiszka s'envolent et résonnent dans les aigus comme les hurlements de Robert Plant ; les guitares semblent arpenter les mêmes décors saturés que Whole Lotta Love ou Black Dog ; les puissantes caisses claires et les cymbales frénétiques font plus qu'emprunter à John Bonham. Qu'importe, l'ascendance est assumée et le plaisir est de la partie : ce rock charrie une puissance réjouissante qui a immédiatement trouvé son public, jeune ou vieux.

7. First Aid Kit - It's a Shame
Ruins (2018, Columbia)

First Aid Kit est le duo formé de Klara et Johanna Söderberg, deux sœurs originaires des alentours de Stockholm dont les harmonies enchanteresses font mouche à chaque concert. Il faut les entendre en chair et en os pour ressentir à quel point leurs voix s’entremêlent et s'enrichissent. Ce sont des héritières de Simon and Garfunkel et d'autres grands noms de la folk américaine, de Dylan à Emmylou Harris, à laquelle les deux suédoises rendaient hommage dès leur premier album. Sur ce 3e opus, Ruins, on retrouve ces mélodieuses ballades où la pedal steel guitar et le clavier accompagnent des couplets nostalgiques chantés par Klara, rejointe par son ainée dans les meilleurs moments. It's a Shame est la piste la plus remuante, la plus riche, menée par des percussions bravaches et un orgue scintillant qui masquent complètement la frustration des paroles. Les deux sœurs y chantent de concert presque tout du long et on les entendrait même sourire tandis qu'elles parcourent toute l'étendue de leur registre vocal. Elles offrent ainsi un hymne à ceux qui savent garder un visage enjoué malgré les moments de spleen.

8. Patrick Watson - Places You Will Go
Love Songs for Robots (2015, Secret City)

Places You Will Go survient comme l’aboutissement heureux d’un long pèlerinage. La composition se révèle à pas feutrés, tel un havre de verdure qu'on découvrirait sous un soleil d’avril, un lieu reclus de douceur, de volupté. La batterie est au premier plan mais ses coups sont souples, adroits et bienveillants. La voix du canadien est une caresse fragile qui parfois s’enroule vers les aigus mais jamais ne se brise, confiante, apaisante, soutenue par le frottement frêle et soyeux des guitares acoustiques. Né sur une base militaire du désert de Mojave de parents canadiens, Patrick Watson a grandi à Hudson, au Québec. Sa carrière musicale commence vraiment lorsqu’il écrit des compositions au piano pour les images des autres. Il recrute alors un groupe puis le succès de quelques concerts les fait produire 1e album qui remporte le Polaris Music Prize en 2007 devant Feist et Arcade Fire, ce qui n’est pas rien. Watson a depuis évolué vers des compositions généreuses où les hymnes piano/voix sont supplantés souvent par plusieurs guitares mélodieuses et la batterie de Richie Kuster, comme ici sur Hearts ou Love Songs for Robots. Son sixième album, intitulé Wave, sortira en octobre.

9. Bumblebeed Unlimited / John Morales - Lady Bug (John Morales "Disco" Mix) (12" Version)
Lady Bug (1978, RCA)

Déjà, j'adore quand un morceau fait les présentations. On n'est pas des animaux, tu vois, y a des manières. On rentre un par un et on s'annonce. Sur Lady Bug c'est comme ça : d'abord le petit tom, puis juste derrière le conga en mode Sympathy for the Devil, ensuite le tambourin, l'espèce de triangle et alors juste ici c'est le moment où la basse sort deux fois deux notes et là j'arrête de faire gaffe parce que je suis en train de me faire retourner tellement ça s'annonce bien. Le conga peut toujours essayer de partir en samba c'est déjà la kermesse du groove quand la gratte se ramène. En 1978, Greg Carmichael et Patrick Adams réunissent sept musiciens de la scène disco new yorkaise pour sortir Sting Like a Bee, album de cinq pistes aux noms d'insectes. Ils se nomment "Bumblebee Unlimited". Leur Lady Bug est un hit fendard sur lequel deux coccinelles, l'un macho-man et l'autre ingénue, flirtent en lachant des vannes très bzz bzz. Et ça marche du tonnerre. John Morales est un DJ porto-ricain qui a percé à l'heure du disco-roi avant de devenu incontournable dans les années 80, notamment à travers son association avec Sergio Munzibai, qui officiait sur la radio WBLS. Leurs M&M Mixes sont le produit d'une période de 8 ans extrêmement prolifique où ils s'attaquaient aux meilleurs morceaux du Billboard Dance, R&B ou Pop. John Morales, qui était déjà en studio pour l'original de 1978, livre ici une version qui prend son temps tout en restant irrésistible.


"Je veux continuer à faire de la musique, mais je ne suis plus certain de pouvoir y arriver sans vous". A 42 ans, après 8 albums et presque 20 ans de carrière, Jonathan Meiburg de Shearwater a fait le bilan. Dans un e-mail empreint de franchise et d'humilité, il a exposé sa situation aux fans du groupe : gagner sa vie sous les règles actuelle du marché de la musique est une gageure. Son témoignage donne le point de vue d'un artiste établi, mais pour lequel la norme des revenus "se situe plutôt dans la fourchette des 10 à 12 000$ chaque année". Dans son texte, Meiburg cite comme facteur aggravant la faible rémunération de la diffusion de sa musique sur YouTube : un million de vues ne lui rapporteraient que 500$. Le problème des revenus du streaming est connu, mais il continue de faire grincer des dents parmi les artistes.

Everything is free now

Vous croiserez certainement dans les tops de cette fin d'année la nonchalante trentenaire australienne Courtney Barnett. La "nouvelle reine du rock" est actuellement en tournée pour promouvoir son second album, Tell Me How You Really Feel. Pour chacun de ses concerts Barnett entame le rappel sans son groupe, en reprenant Everything is Free, une complainte folk composée en 2001 par la singer-songwriter Gillian Welch. La chanson est née d'une réaction de dégoût viscéral contre les dommages du piratage :
Everything is free now
That's what they say
Everything I ever done
Gotta give it away
Someone hit the big score
They figured it out
That we're gonna do it any way
Even if it doesn't pay
Barnett n'est pas un cas isolé. Phoebe Bridgers ajoute volontiers la chanson à ses setlists et le trublion Father John Misty a enregistré le titre pour... Spotify Singles, geste dont l'ironie semble avoir échappé à quelques-uns. Comme l'a remarqué Jonathan Bernstein du magazine Rolling Stone, le piratage a beau avoir diminué, le message demeure : les revenus perçus par les artistes pour leur musique sont faméliques.

L'industrie musicale remonte la pente

Pourquoi la musique enregistrée est-elle toujours aussi peu rémunératrice qu'au plus fort du piratage de masse ? L'industrie musicale a mis du temps à trouver des modèles économiques à la fois rentables et populaires auprès des auditeurs. Mais elle en a trouvé, non sans avoir subi la mutation des modes de consommation. Au niveau mondial, sur les 6 premiers mois de 2018, les revenus des majors Universal, Sony et Warner combinés s'établissaient à 6 milliards de dollars, dont plus de la moitié provenait du streaming. Aux Etats-Unis, la part du streaming dans les revenus atteignait même les  75% selon la Recording Industry Association of America (RIAA). Les 3 sources principales sont les abonnements payants à des services de streaming (Spotify, Apple Music, Tidal...), à des services numériques de radio personnalisées (Pandora, SiriusXM) et les revenus publicitaires de versions gratuites des services de streaming (YouTube, Deezer, Spotify...). Omniprésent, le streaming semble en passe de renflouer le music business.

La convalescence prometteuse de l'industrie musicale ne signifie cependant pas que les revenus de la musique enregistrée deviennent équitables pour les artistes. Le streaming permet bien d'accéder à une audience considérable, mais la rémunération d’une écoute a toujours été considérée comme insuffisante. Selon les plateformes, une écoute peut rapporter en moyenne entre 0,03$ et 0,001$. Votre chanson est jouée 1 million de fois ? Selon les plateformes, votre maison de disque récupère au mieux 30 000$, au pire 1500$. Au vu de la densité de l'offre, de la variété des contrats et de la multiplicité des ayants droits, il existe des myriades schémas de rémunération. A moins d'être une popstar reconnue, les centimes qui s'additionnent ne permettent pas de vivre de son catalogue.

Un rapport de force asymétrique avec YouTube

Comment rendre de la valeur aux chansons diffusées en ligne ? Une croissance soutenue du nombre d’abonnés premium permettrait de tirer vers le haut les revenus publicitaires et ceux des abonnements. L’ennui, selon l’IFPI, c’est que 35% des consommateurs de musique des marchés les plus matures ne voient pas pourquoi ils paieraient un abonnement à Tidal ou Deezer alors que ce qu’ils cherchent est gratuit sur YouTube. La plateforme d'hébergement est à l'origine de plus d'écoutes que toutes les plateformes de streaming à la demande combinées. Or comme le soulignait Jonathan Meiburg dans son texte, YouTube redistribue peu.

Si les revenus reversés par Spotify vous paraissent faibles, dites-vous que Youtube en reverse 7 fois moins. Plutôt que d'établir des accords pour la diffusion de musique, YouTube laisse les utilisateurs mettre en ligne les morceaux et attend que les ayant droits réagissent à leur notification - dans les cas où ils sont prévenus. Pendant ce temps, les revenus publicitaires restent captés par YouTube. Cette situation est permise par une législation datant de 1998, le "Digital Millenium Copyright Act" qui reconnaît aux plateformes une responsabilité limitée dans l'hébergement des contenus illégaux que leurs utilisateurs mettent en ligne. La taille critique d'une plateforme comme YouTube associée à ce statut juridique lui donne un avantage "injuste et peu efficace [pour le marché]" dans la négociation des revenus à reverser aux ayant droits, expliquant la faiblesse des sommes reversées.

La bataille du droit d'auteur à l'ère du streaming

Pour empêcher cette perte de valeur qu’elle a baptisé "value gap", la communauté musicale fait campagne depuis plusieurs années aux USA et en Europe pour une mise à jour règles de la propriété intellectuelle et le droit d'auteur. Une nouvelle directive européenne est aujourd'hui en phase finale d'approbation à Bruxelles après de longs mois de tractations. Pour adapter le droit d'auteur à l'ère du numérique, elle obligerait les plateformes d'hébergement comme YouTube à renforcer drastiquement son effort de contrôle des contenus protégés, via son article 13. Celui-ci exige notamment :
  • "des mesures efficaces de reconnaissance des contenus appropriées et proportionnées"
  • "des comptes rendus réguliers sur la reconnaissance et l'utilisation des œuvres"
  • "des dispositifs de plainte et de recours" pour les litiges

Le message adressé aux plateformes d'hébergement pourrait se résumer par : les moyens techniques pour identifier les ayant droits existent, vous êtes responsables de les mettre en œuvre et de leur reverser leur dû. La négociation finale approchant, YouTube a lancé une campagne tous azimuts baptisée "Save Your Internet" qui accuse l'article 13 de mettre en danger la liberté d'expression et les prises de paroles des cadres de Google se succèdent pour dénigrer la directive, tandis que les représentants des associations interprofessionnelles de l'industrie dénoncent l'agressivité de la désinformation orchestrée par Youtube. Le texte, voté le 12 septembre au Parlement européen, doit encore passer la phase de négociation entre les 3 institutions avant un ultime vote en fin d'année. S'il est adopté, il pourra alors être transcrit dans le droit national par chacun des états membres.

La proximité a de la valeur

Les artistes peuvent donc espérer qu'une victoire des labels finisse par leur apporter une compensation équitable pour la diffusion de leur musique. C'est essentiel dans le modèle actuel, mais cela ne suffira pas à les mettre à l'abri du besoin. L'industrie musicale demeure caractérisée par des rapports de force entre une myriade d'acteurs - artistes, labels, tourneurs, distributeurs physiques et numériques, dans lesquels il faut maintenant compter les GAFA. Infimes points lumineux dans un univers immense, les artistes disposent encore de choix variés créer un lien fort avec leurs fans - et le valoriser. Le live est la première source de revenus pour les artistes en tournée et il a le vent en poupe. Le merchandising se développe rapidement. Les systèmes de financement participatifs permettent un mécénat direct qui semble particulièrement adapté aux contenus culturels. Dans son e-mail du mois dernier, Jonathan Meiburg annonçait le lancement de sa page Patreon : ses mécènes peuvent s'engager à lui faire don de 10€ par mois, en échange de contenus personnalisés et exclusifs. En un mois, le chanteur de Shearwater a trouvé 200 mécènes. C'est peu, mais c'est déjà mieux que 3 millions de vues sur YouTube.


Ceremony marque la transition entre deux époques, et entre deux groupes. C'est l'acte fondateur du groupe New Order, qui renaît des cendres de Joy Division. Pour évoquer ce morceau, il faut remonter à la fin des années 1970.

Joy Division est une aventure sombre qui dure 4 ans, commence par un concert des Sex Pistols et finit par un suicide par pendaison. C'est un éclat dans l'époque post-punk de l'Angleterre de la fin des années 1970. Quatre jeunes de Manchester et sa banlieue se font un nom en jouant du punk sauvage. Ils s'appellent d'abord Warsaw, puis se rebaptisent Joy Division, du nom d'une branche nazie en charge de l'esclavage sexuel dans les camps de concentration. Plusieurs d'entre eux sont alors fascinés par l'imagerie fasciste, et ravis que la controverse fasse parler d'eux.

Au fil des mois, des concerts et des répétitions, leur style s'affine. Les producteurs Rob Gretton et Tony Wilson, avec son show télévisé So It Goes, les font connaître dans toute l'Angleterre. Leur basse est mélodique, leur batterie est inarrêtable, leur guitare est tantôt rageuse, tantôt orageuse. Leur chanteur est épileptique. Il s'appelle Ian Curtis. Lorsqu'il ne fait pas de crise d'épilepsie sur scène, il en mime les spasmes en dansant. Sa voix possède une tonalité lugubre comme le désespoir. Ses démos sont inaudibles.

En juin 1979, le groupe sort Unknown Pleasures, album emblématique qui définira leur son et celui du mouvement post-punk. Le producteur Martin Hannett use de tous les artifices à sa disposition et altère même considérablement le son live du groupe. Chacun connaît le motif de la pochette d'album. C'est cet imprimé blanc sur noir d'ondes radio émises par un pulsar. Un membre du groupe a vu l'image dans un manuel d'astronomie. Les chansons s'appellent Disorder, She's Lost Control, Shadowplay. A l'été 1979 le groupe est à son sommet, mais Ian Curtis est malade et son mariage est en déroute. Il écrit Love Will Tear Us Apart.

Après 24 dates en première partie des Buzzcocks, Joy Division se lance dans une tournée européenne au début de l'année 1980. Toujours sous la houlette de Martin Hannett, ils enregistrent leur second album, Closer. Ian Curtis dort peu et mal. Ses crises se succèdent. Le 7 avril, il tente de se suicider par overdose de médicaments. Des dates sont annulées en avril.

Joy Division se produit à l'Université de Birmingham le 2 Mai 1980 et y interprète pour la première fois et dernière fois Ceremony en live. De cette date il reste 2 enregistrements, l'un du soundcheck, l'autre du concert. Sur les deux, la voix d'Ian est presque inaudible. On a également trace d'une autre prise de Ceremony par Joy Division le 14 Mai, lors d'une session d'enregistrement. Le studio s'appelle Graveyard Studios.

Quatre jours plus tard, la veille du départ du groupe pour une tournée américaine, Ian Curtis est retrouvé pendu dans sa cuisine par sa femme Deborah. Ils s'étaient disputés la veille à propos de leur divorce. Il lui avait demandé de le laisser seul.

Aucun groupe n'est censé survivre à la mort de son chanteur. Pourtant, après la mort de Curtis, Peter Hook, Bernard Sumner et Stephen Morris décident de continuer. Love Will Tear Us Apart paraît en single en juin. L'album Closer paraît en juillet. Les 3 membres du groupe jouent quelques dates en Angleterre sous le nom "The No Names".

Ils enregistrent les démos restantes de Joy Division, pour mieux tourner la page. Ceremony en fait partie. Avec l'aide de leur producteur Martin Hannett, ils cherchent leur son pendant une période de neuf mois, durant laquelle les 3 s'essaient au chant. C'est finalement Bernard Sumner qui récupère le micro. Ceremony sort en single en mars 1981, avec comme B-Side In A Lonely Place, autre chanson de Joy Division. Il s'agit du premier single de New Order sur le label Factory Records. Sur les conseils de leur manager Rob Gretton, ils intègrent au groupe Gillian Gilbert, la petite amie du batteur Stephen Morris, pour jouer aux claviers et à la guitare. Le groupe tient son line-up définitif. En septembre 1981, ils décident de ré-enregistrer Ceremony, et c'est un chef d’œuvre.

New Order - Ceremony
Ceremony / In A Lonely Place (September 1981, Factory Records)

L'attaque est imparable. La basse enjouée de Peter Hook se fait déborder par la batterie de Morris qui s'élance bille en tête, doublée d'un kick inarrêtable, le tout déjà cisaillé par les fulgurances de la guitare de Sumner. Tandis que les coups clairs se mettent à claquer en stéréo, le solo de guitare tout en distorsion déchire l'atmosphère pour relancer de plus belle. Cette minute d'intro flamboyante est un cocktail d'énergie pure, libératrice. Les mots hérités de Curtis sont chantés par Sumner avec application dans un léger effet d'écho. Claire et fracassante, franche et rageuse, Ceremony a trouvé sa version définitive. Dans cet effort, New Order se libère de ses derniers haillons de cendres pour revêtir des atours de ferveur. Ils seront le groupe phare de Manchester pendant toute la décennie 1980, et l'un des plus influents au monde sur cette période.

A ceux qui réveillent leurs voisins avec McCartney & The Wings, à ceux qui dansent sur les tables des bars, à ceux qui voient Robert Plant dans Mario Cuomo, aux organisateurs de non-anniversaires, à ceux qui finissent trempés mais heureux, à ceux qui restent sans savoir pourquoi, à ceux qui rentrent après que Paris s'éveille, à ceux qui se sentent bien ensemble et à ceux qui savent s'abandonner, cette sélection est pour vous, surtout pour vous. Puissiez-vous y trouver de la joie.


1. Cut Copy - Need You Now
Zonoscope (2011, Modular)

La pochette de Zonoscope a toujours été l'une de mes préférées. Sur ce photomontage que l'on doit au japonais Tsunehisa Kimura, les deux emblèmes de la skyline new-yorkaise que sont l'Empire State et le Chrysler Building se voient "rafraichis" par une immense cascade. Le guitariste Tim Hoey interrogé en 2011 voyait là l'image de l'empoignade entre les nouveaux instruments synthétiques et ceux, analogiques, constitutifs de "l'ancien monde". N'est-ce pas aussi, secrètement, le vœu que la musique des 4 australiens du Cut Copy ne déferle sur les Etats-Unis ? Zonoscope est le troisième album du groupe, celui qui suit la révélation et le succès de In Ghost Colours, et mâtine les sonorités électroniques de touches plus pop. L'album est d'un bloc, moins porté par des tubes que par des enchaînements et une richesse dans les collages sonores. Need You Now ouvre l'opus dans un crescendo dynamité par les percussions impétueuses de Mitchell Scott à la batterie. C'est toujours la voix suave de Dan Whitford qui nous prend par la main, qui ouvre les portes et les horizons, porté par le va et vient d'accords sinueux qui continuent de gonfler sous lui. On ne se rend compte de la hauteur prise par la vague que lorsqu'elle se brise.

2. Roxy Music - True To Life
Avalon (1982, E.G. Records/Polydor)

Entrer en Avalon est toujours un abandon. Il faut laisser de côté l'agitation du monde et pousser la porte d'un royaume musical qui perdure au-delà du présent. Roi de l'azur, prince des nuées, le maestro Bryan Ferry nous observe à distance, planant avec la bienveillance de ses ailes de géant. Sa musique vient d'en haut : il flotte, impérial, au-dessus des foules terriennes. Avant-dernier morceau de l'album, True to Life n'a pas la renommée d'Avalon mais il en a la noblesse. Le décor est empreint de calme et de mystère, les accords sont distillés par touches qui résonnent et se consument sur le parchemin des percussions réduites à l'essentiel, car seul le rythme du temps est immuable. Les instruments sont comme des personnages qui hantent un labyrinthe et se révèlent tour à tour pour une seconde, susurrant leur son avant de s'éclipser encore. Pour leur huitième et dernier album, Bryan Ferry, le guitariste Phil Manzanera et le saxophoniste Andy Mackay ont sculpté en studio un majestueux monument de grâce et de légèreté. Bryan Ferry décrivait son album comme "10 poèmes, ou nouvelles qui, avec un peu de travail, pourraient être assemblées en un roman", et rappelait que la légende du Roi Arthur faisait d'Avalon "le lieu ultime des rêves romantiques".

3. Cullen Omori - And Yet the World Still Turns
New Misery (2016, Sub Pop)

Un clavier qui décoche ses notes comme les flèches persistantes d'un soleil qui s'étire, une voix d'opale qui se balance avec nonchalance et tout à coup le fracas d'une grosse caisse pour lancer un entêtant solo de guitare : Cullen Omori ne ménage pas ses effets. And Yet the World Still Turns porte tout l'inertie de son titre dans son tempo et fait la part belle aux aigus lancinants dans les solos de synthé et de guitare. L'épaisseur du morceau le nimbe d'une réconfortante chaleur, qui s'estompe peu à peu comme elle est venue. Jusqu'à ses 25 ans, Cullen Omori était le chanteur des Smith Westerns, groupe de lycée devenu étoiles montantes du rock indé à guitares. Tandis que son batteur Max Kakacek part former Whitney, Omori confectionne l'album New Misery pour donner forme à ses angoisses de jeune adulte qui doit refermer le chapitre d'une jeunesse insouciante. Plusieurs démos de l'album ont été écrites chez son collègue (et membre du groupe) Adam Gil après leurs journées passées à nettoyer des brancards et des fauteuils roulants à l’hôpital, au son du Top 40 de la radio. Peut-être est-ce l'origine des touches pop qui arrachent New Misery au piège d'une autodérision maussade et délétère. Il y parle à l'enfant qu'il était, examine sans cesse ses propres faits et gestes, ses habitudes nouvelles, cherchant à définir les contours de ce lui-même qu'il connaît mal.

4. Vagabon - Fear & Force
Infinite Worlds (2017, Father/Daughter)

Le premier album de Laetitia Tamko est emprunt d'un mélange d'appréhension et de férocité qui rendent particulièrement attachantes cette new-yorkaise de 24 ans d'origine camerounaise. De l'appréhension dans des moments folk épurés où elle explore à petit pas ses humeurs indécises et la vulnérabilité qu'elle ressent. "I feel so small, my feet can barely touch the floor" sont les premiers mots de l'album, sur la chanson The Embers. Plus loin, elle chante : "I'm just a small fish and you're a shark that eats every fish" et répète ces mots comme un leitmotiv. Pourtant il y a cette férocité impétueuse qui accompagne sa voix frêle, ces grandes vagues intermittentes de batterie et de riffs râpeux qui déferlent avec fracas, des vagues qu'elle surplombe et qui se dispersent aussi soudainement qu'elles étaient venues. Repérée en 2014 par Jeanette Wall, fondatrice du label Miscreant Records, elle a pu publier un premier EP nommé Persian Garden, qui apprit à ses parents qu'elle était une vraie musicienne. Avant son départ du Cameroun à l'âge de 13 ans, Tamko avait baigné dans la musique sans s'en rendre vraiment compte. Elle passe les années suivantes isolée dans une banlieue blanche américaine. Elle s'équipe d'une Fender à 17 ans puis commence Vagabon dans ses années universitaires, toujours à l'insu de sa famille qui n'espère d'elle qu'un diplôme d'ingénieur informatique. Si tous ceux qui l'ont connue débutante confirment qu'elle a grandi artistiquement, on entend toujours sur les 8 morceaux d'Infinite Worlds ce tremblement dans la voix qui vient des tripes et d'une mise à nu cathartique.

5. Alex Lahey - Wes Anderson
B-Grade University (EP) (2016, autoproduit)

Wes Anderson est un rêveur qui bâtit des univers colorés et des personnages à la sympathie désarmante, un réalisateur dont les films sont autant de sucreries irrésistibles. La chanson éponyme de la jeune australienne Alex Lahey partage cette légèreté de ton au charme immédiat. Les guitares mélodiques, les "ow, ooh-ow, ooh-ow" de fin de couplet, la description rieuse des petits détails d'une relation amoureuse sont autant d'adorables bonheurs qui incitent à l'optimisme et rendent le morceau particulièrement attachant. La décontraction contagieuse d'Alex Lahey s'exprime sur les cinq chansons de son EP B-Grade University, où elle se présente avec autodérision et décrit les doutes de son quotidien universitaires et de ses aventures de jeune vingtenaire. Originaire de Melbourne, Lahey a lâché l'université pour se concentrer sur l'écriture de cet EP autoproduit et sorti à l'été dernier. Fin 2016, la radio Triple J s'en était emparé, choisissant notamment le morceau plus rock You Don't Think You Like People Like Me, autre incontournable de l'EP. Cette petite popularité lui a permis de signer chez l'excellent label Dead Oceans (Kevin Morby, Destroyer, The Tallest Man on Earth...) qui la distribue aux US et semble en mesure de lui permettre de produire un excellent premier album.

6. Simen Mitlid - Vacation
Vacation (2016, Koka Plate)

Avec ses percussions cycliques et ses tintements, Vacation évoque une échappée estivale à vélo. Les premiers coups de pédale nous poussent hors de la ville et voici bientôt la campagne qui s'ouvre devant nous, offerte pour combler le regard. Les arrangements évoquent les ombres qui défilent ou bien les traits blancs sur le bitume que l'on dépasse en cadence. L'air est doux sur notre visage. Nous voici au sommet d'un petit plateau, puis nous basculons dans une agréable et longue descente en roue libre, tout en reprenant notre souffle. Avec cette composition rafraichissante, le norvégien Simien Mitlid touche du doigt cet état de liberté de l'âme que l'on appelle insouciance. Vacation fait partie d'une collection de singles que le natif d'Os, âgé de 26 ans, publie au fil des années sur le label Koke Plate. Si son premier album semble en préparation depuis l'éternité, il a désormais une demi-douzaine de morceaux publiés depuis 2013 et chacun vaut le détour.

7. Temples - Strange or Be Forgotten (Jono Ma Even Stranger Version)
Strange or Be Forgotten (Jono Ma Even Stranger Version) (2017, Heavenly Recordings)

La pop psychédélique du dernier album de Temples se prête à merveille aux triturations en tous genres. Volcano est le second opus du quartet anglais formé en 2012 et s'accompagne de nombreux singles remixés. Ici, c'est leur collègue Jono Ma (guitariste de Jagwar Ma) qui se charge de trafiquer à sa sauce Strange or Be Forgotten. Tout cela commence par un abus de cowbells remises au premier plan et une répétition d'onomatopées zeppeliniques sur un beat moderne, tout en conservant le motif de percussions. On a le sentiment d'écouter une bande magnétique qui se dirige vers un inéluctable dysfonctionnement. Les cinq premières minutes sont une expérimentation appliquée, un collage laborieux qui retient les notes et enfle progressivement. Lorsque la bulle éclate, le refrain initial est dilué en échos glissants sur une portée qui semble à nouveau vierge. Les accords y coulent en nappes irisées, emplissant l'espace tandis que le beat revient, apaisé.

8. Arcade Fire - Everything Now
Everything Now (2017, Sonovox Records)

Le très attendu nouvel album des montréalais d'Arcade Fire est sorti le 28 juillet, l'un des seuls vrais blockbusters de l'été. Il s'agit d'un album décevant, écrasé par son propos, lequel dénonce à longueur de slogans la tyrannie de "l'infinite content", à savoir l'immédiateté de la consommation de masse. Le ton alterne entre le sombre et le pale, la répétitivité sans génie. Certains morceaux sont particulièrement limités en termes de composition et d'arrangements (Chemistry, Infinite Content), un comble lorsque l'on songe qu'Arcade Fire a fait son succès par des hymnes riches à l'instrumentation pléthorique - Wake Up, Rebellion (Lies) - et que les morceaux chatoyants ont toujours été leur marque de fabrique - Haiti, Sprawl II, Afterlife. Aux extrémités de ce naufrage, deux chansons échappent au bouillon : en conclusion de l'album, l'ultra-mélancolique We Don't Deserve Love. En ouverture de l'album, l'hyper-dansant Everything Now est un morceau rare par son éclat débridé. Bâti autour d'un motif de flute de pan entendu par Win Butler, il invoque les pianos d'ABBA comme pour un carnaval et réussit à ressusciter "l'esprit Arcade Fire" cette euphorie qui l'espace d'une chanson vient panser les plaies du doute quotidien.

9. Clap Your Hands Say Yeah - The Skin of my Yellow Country Teeth
Clap Your Hands Say Yeah (2005, autoproduit)

Alec Ounsworth et ses quatre compères se sont rencontrés dans un lycée du Connecticut et ont fondé leur groupe en 2004, en faisant de leur nom est une profession de foi limpide. Leur premier album est produit en-dehors du système des labels et remporte le soutien d'une myriade de blogs musicaux. CYHSY fait fureur sur Internet. Des étudiants guettent le facteur qui va déposer sur le pas de leur porte l'album tant attendu, qu'ils ont acheté en ligne sur la foi de critiques passionnées. A l'écoute de morceaux comme The Skin, on comprend pourquoi. Le rock de ces cinq-là est contagieusement rafraichissant, c'est un concentré d'énergie, un élixir de jouvence. Quelle pêche, quelle ardeur ! On a envie de sortir courir en hurlant dans la rue, de boxer l'air, ou de former son propre groupe. The Skin, c'est un type qui ramasse ses affaires un par une - chaque instrument joue son thème pour se mettre en route, clavier, batterie, guitare, basse, dans cet ordre. Une mesure tous ensemble, un dernier regard, et la fuite commence. "Run, I'll do no more this walking". Les motifs de guitare et de basse ferraillent tout au long du morceau, d'abord ordonnés au sein des couplets puis propulsés tous azimuts dans l'immense fête que sont les ponts d'après refrain. Ounsworth machouille ses syllabes et étire ses mots de sa voix nasillarde, en martelant ses cordes dont les notes s'envolent en tournoyant. En bout de course les motifs s'éteignent un par un, comme ils étaient partis - basse, guitare, batterie, clavier. Nous voilà à bout de souffle, les mains sur les genoux et le sourire aux lèvres.